Semaine de la poésie / correspondance
pendant le confinement de mars à avril 2020
entre le poète Stéphane JURANICS
et la classe de CP de La Roche-Blanche


Malone : à quel âge as-tu écrit ton premier poème ?

Axelle : à quel âge tu as écrit ton premier poème ?

Léane : à quel âge tu as commencé à écrire une poésie ?


S. J. : J’avais écrit un tout premier poème à l’âge de sept ans, en classe de CE1 à l’école Notre-Dame des Dunes (Dunkerque). Je ne me rappelle pas dans quelles circonstances, je sais juste que je l’avais écrit entre septembre 1976 et juin 1977. C’est un poème qui était, déjà, une célébration de la nature. J’ai toujours opposé la beauté et la liberté de la nature à la laideur et à l’enfermement de la ville (même si j’ai presque toujours vécu en ville). Ensuite j’avais complètement oublié ce poème et ne m’intéressais pas vraiment à la poésie, je préférais lire des romans ou des bandes dessinées.


Le véritable déclic a eu lieu beaucoup plus tard, à l’âge de 18 ans. C’était à la fin de l’épreuve de mathématiques du baccalauréat au lycée Jean Moulin à Lyon, en juin 1987. Ayant terminé un peu avant la fin des quatre heures de l’épreuve, je me suis mis à écrire un poème sur une feuille de brouillon — un poème assez naïf dans lequel j’exprimais mon rejet juvénile d’un monde marqué par les « tyrannies » et les « guerres » et qui finissait par ce vers : « de ce monde-là, je n’en veux pas ». Même si je lisais un peu de poésie depuis l’année de seconde, je n’aurais franchement jamais pensé que j’en écrirais un jour ! Cela s’est donc fait tout seul, comme si une voix intérieure me dictait ce poème sans que je m’y attende ni que je sache vraiment pourquoi.


Maé : comment as-tu décidé de devenir poète ?


S. J. : A vrai dire, je ne l’ai pas vraiment décidé. La poésie m’est vraiment tombée dessus sans crier gare, en ce jour de juin 1987. Cela reste un mystère pour moi. Sans doute la poésie m’habitait-elle déjà de façon secrète, sans que j’en aie conscience, et s’est-elle manifestée à moi à un moment symbolique fort : la fin du long cycle scolaire et l’entrée dans une nouvelle vie, qui sait ? Peut-être aussi ce poème m’est-il tout simplement venu ce jour-là parce que j’étais dans un double état de concentration et de disponibilité mentale, deux conditions nécessaires à l’écriture. Mon esprit était à la fois en éveil et libre de ses mouvements, dans une sorte de rêverie active en somme. Si cela ne s’était pas produit ce jour-là, ce serait sans doute arrivé un autre jour. Ce qui est certain, c’est que cela m’a donné le goût d’écrire d’autres poèmes.


Suzy : depuis quand as-tu décidé d’être poète ?


S. J. : Juste après avoir écrit ce premier poème, à l’âge de 18 ans. Au début de l’année universitaire qui a suivi, en première année de Deug de Lettres Modernes à l’université Lyon 3, je ne pensais déjà plus qu’à écrire. Je ne devrais pas vous dire cela mais il m’arrivait parfois de ne pas aller en cours pour pouvoir écrire des poèmes… J’ai également commencé à lire de façon plus systématique les grands poètes, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Supervielle, Reverdy, Eluard, Char, etc. C’est également à cette époque que j’ai découvert des poètes contemporains comme Bernard Noël, Charles Juliet et Patrick Laupin. Cela fait donc maintenant presque 33 ans que j’écris de la poésie.


Nathan : pourquoi tu écris des poèmes ? Léna : pourquoi vous aimez faire des poèmes ?


S. J. : Tout d’abord pour la même raison qui fait que je lis de la poésie. La poésie est nécessaire pour moi, comme l’air que je respire. Je ne peux pas m’en passer. Comme le disait le grand poète Charles Baudelaire : « Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, — de poésie jamais ». La poésie, c’est de la boisson pour l’âme, qui a soif de beauté, et de la nourriture pour l’esprit, qui a faim de vérité. Un poème c’est beaucoup de beauté et un peu de vérité, de la musique chargée de sens.


Ce que contient un poème est immense, inépuisable. On ne peut pas en faire le tour, on ne peut pas tout en boire ni tout en manger. C’est d’ailleurs pour cela que cet autre poète, Jean-Pierre Siméon a écrit dans Ceci est un poème qui guérit les poissons: « Un poème (…) quand on le mange, il en reste encore ». Ce que contient un poème est d’autant plus inépuisable que la beauté est insaisissable et la vérité inaccessible. Ainsi, contrairement au corps, l’âme ne peut jamais être entièrement désaltérée ni l’esprit complètement rassasié — même s’ils le sont quand même un peu bien sûr. Et de toute façon on ne se lasse jamais de la beauté ni de la vérité. Donc quand on lit un poème, on a encore un peu soif et un peu faim, du coup on a envie de le relire et d’en lire un autre. C’est cela qui est magique avec la poésie : plus on en lit et plus on a envie d’en lire. La poésie nous fait toucher quelque chose du doigt, une chose que l’on cherche alors à saisir ou à atteindre en lisant toujours plus de poèmes.


Ensuite, ce qui me pousse à écrire des poèmes, c’est le besoin de comprendre, de transcrire et de transmettre par les mots ce que me dit le monde en secret, ce qu’il me chuchote à l’oreille ou me crie en silence, le besoin de faire entendre et ressentir au lecteur les battements du cœur vivant des êtres comme l’intime vibration des lieux et des choses.


Mattéo : pourquoi es-tu devenu poète ?


S. J. : Je suis devenu poète parce que je ne sais pas faire autre chose ! Surtout, je suis quelqu’un de très sensible et j’ai besoin de traduire mes émotions en mots. Je n’aime pas forcément raconter des histoires ou donner une explication aux choses (je laisse cela aux romanciers et aux philosophes) mais plutôt faire ressentir aux autres ce qu’est le monde dans sa beauté, sa solitude et aussi sa violence. J’aime la profondeur et l’immédiateté du poème qui donne à éprouver les choses au lieu de les décrire ou les analyser.


Loan : pourquoi tu as choisi ce métier ?


S. J. Tout d’abord, je n’ai pas vraiment choisi d’écrire. Je dirais plutôt que l’écriture m’a choisi. Elle s’est imposée à moi sans que je sache vraiment pourquoi. Il est vrai que durant toute mon enfance j’ai été attiré par la création artistique (je dessinais, réalisais des B. D. et jouais de la guitare).


Ensuite, écrire de la poésie n’est pas vraiment un métier. On ne le fait pas pour gagner de l’argent. Ce n’est pas non plus une passion, quelque chose que l’on fait juste de temps en temps par plaisir. Ecrire est plutôt une vocation, un penchant impérieux, une nécessité intérieure, une activité qui occupe tout mon temps libre (et je travaille à mi-temps pour avoir le plus de temps libre possible !). Je pense à la poésie même quand je n’écris pas. Il m’arrive même de rêver, quand je dors la nuit, que je suis en train d’écrire un poème et qu’il me faut me réveiller pour noter ce poème, ce que je fais.


Si l’on ne travaille pas, on n’a pas d’argent. Si je n’écris pas, je n’ai pas de joie, je ne suis pas heureux. Dans la vie la joie est aussi importante que l’argent, et même plus.


Téa : comment fabriques-tu tes poèmes ?

Abel : comment tu fais pour écrire des poèmes ?

Jules : comment fait-on pour écrire un poème ?


S. J. : Souvent le poème vient de lui-même, sans que je m’y attende. Cela peut se passer n’importe où, dans la rue, dans un café, dans le train, à mon bureau, etc. J’ai donc toujours un carnet ou mon téléphone portable sur moi (quand je ne suis pas chez moi devant mon ordinateur) pour pouvoir noter ou enregistrer dans l’urgence les mots qui me viennent, afin de ne pas les perdre ou les oublier. Je les laisse ainsi s’inscrire sur la page ou sur mon écran sans exercer de contrôle sur eux. Il s’agit de ce qu’on appelle le premier jet. C’est l’étape la plus importante car sans ce premier jet il n’y aurait rien, pas de poème. Ensuite, dans un deuxième temps, quand le poème est là, je le retravaille sur mon ordinateur, parfois assez peu (quelques mots ajoutés ou enlevés) et parfois beaucoup (quand j’écrivais encore sur une machine à écrire mécanique, avec des feuilles de papier, je pouvais parfois remplir une corbeille entière de brouillons froissés pour un seul poème). Pour compléter ou retravailler ainsi le poème, j’ai besoin de beaucoup de concentration, donc de calme, de silence, de solitude. Etre poète c’est savoir à la fois être dans le monde, dans la vie, et seul chez soi, assis à son bureau, dans la seule compagnie des livres.


L’imagination (« reine des facultés » selon Baudelaire) joue un grand rôle dans l’écriture d’un poème — non pas pour inventer un monde fantasmagorique dans lequel s’évader mais pour nous permettre d’emprunter des chemins de traverse par lesquels voyager au cœur même de la réalité, percevoir ce qui se cache derrière ses apparences, se relier à celle-ci plus intimement, plus profondément, plus intensément. Lorsqu’on écrit un poème il faut se laisser aller, ne pas avoir peur de dire quelque chose qui ne serait pas intéressant, noter tout ce qui nous vient à l’esprit en rêvant à voix haute. C’est seulement après que l’on fait le tri dans les mots qu’on a écrits, qu’on en rajoute ou qu’on en enlève, pour que le poème dise quand même quelque chose au bout du compte, et pour que sa forme soit belle.


Hailey : où trouvez-vous toutes ces idées ?

Samuel : où trouves-tu tes idées ?


S. J. : Je ne sais pas, elles me viennent malgré moi. Je puise mon inspiration dans la réalité, quelle qu’elle soit, la nature, la ville, une personne, une situation, un événement, etc. Ce qui déclenche l’écriture du poème, c’est presque toujours une émotion, heureuse ou malheureuse, cela dépend. Une émotion devant la beauté d’un paysage, la solitude d’une personne, l’horreur de la guerre, etc. Cette émotion peut être de l’émerveillement, de la tristesse, de la mélancolie, de la peur, de la colère, etc.


En général je pense très fort à quelque chose. Je me laisse envahir par l’émotion et par tout ce que je ressens en y pensant. Au bout d’un moment les mots me viennent pour parler de cette chose. Ce sont des mots qui traduisent ce que je ressens, c’est-à-dire l’écho en moi de cette chose, sa langue sans mots. Mais quelle que soit la chose dont je parle dans le poème, je n’essaie pas de la décrire ou de la raconter en détail, encore moins de l’expliquer. Je cherche plutôt à révéler ce qui, dans cette chose, me touche et peut toucher le lecteur, à faire ressentir en profondeur ce qu’elle est, à transmettre dans la parole fulgurante du poème ce qu’elle a à nous apprendre sur le monde et sur nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, je cherche toujours à faire naître l’émotion, sans laquelle, selon moi, il n’y a pas de poésie.


Certains de mes poèmes peuvent également revêtir un caractère plus autobiographique : j’y évoque tel ou tel souvenir personnel ou familial, j’y donne à lire en partage telle émotion vécue ou tel sentiment qui me pèse. Parfois, aussi, je glisse dans mes ouvrages des petites réflexions sur l’écriture, sur la littérature, sur ce que veut dire être poète, etc.


Dans tous les cas j’effectue un certain travail sur la langue, j’essaie d’inventer quelque chose, de rendre le poème le plus innovant possible.


Alessia : quelles poésies aimes-tu écrire ?


S. J. : Quand je commence à écrire un poème, je ne me soucie absolument pas de savoir ce qu’il va devenir ni de la forme qu’il prendra. C’est seulement au fur et à mesure de son avancée que je sais ce qu’il sera, poème en vers ou en prose, assez long (une ou deux pages) ou très court (parfois juste quelques vers). Sur le fond (même si en poésie la différenciation fond/forme perd de son sens), c’est la même chose. Je ne décide pas vraiment de ce que je vais dire. Je laisse plutôt mon attention se porter vers ce qui m’appelle, quelle que soit cette chose, du moment que cela me touche, m’émeut positivement ou négativement. Mais, il est vrai, j’aime écrire sur les choses réelles, jamais sur un monde imaginaire ou idéal. J’aime parler de la nature dans sa beauté atemporelle et fragile, des êtres de chair et d’os dans leur solitude incarnée, etc. J’aime aussi dénoncer l’injustice vécue par beaucoup de personnes sur terre, les inégalités sociales, la menace que font peser sur la planète l’homme et sa folie productiviste, etc.


J’aime aussi écrire des textes beaucoup plus longs (plusieurs pages) que j’appelle des hommages car ils parlent de poètes, d’écrivains ou d’artistes morts ou vivants et de leur œuvre que j’apprécie tout particulièrement.


Mila : quel est ton poète préféré ?


S. J. : Il y en a tellement que c’est presque impossible à dire. J’aime beaucoup le poète américain Walt Whitman, le poète autrichien Rainer Maria Rilke, le poète portugais Fernando Pessoa, le poète argentin Jorge Luis Borges, le poète gallois Dylan Thomas, mais aussi bien sûr les grands poètes français comme Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Jules Supervielle, Pierre Reverdy, René Char, etc. Parmi les poètes français vivants, je citerais par exemple Philippe Jacottet, Bernard Noël, Charles Juliet, Roger Dextre et Patrick Laupin. Mais si je devais n’en garder qu’un parmi tous, ce serait peut-être René Char, à mon sens le plus grand poète français du XXe siècle doublé d’un grand résistant pendant la Seconde Guerre Mondiale.


Titouan : quels sont tes poèmes préférés ?

Romain : quelle est ta poésie préférée ?


S. J. : Là encore, il y en a trop pour tous les nommer. Pour en citer parmi les plus connus, je dirais « L’albatros » de Charles Baudelaire, « Brise marine » de Stéphane Mallarmé, « Le bateau ivre » d’Arthur Rimbaud, « Le cimetière marin » de Paul Valéry, « Les chevaux du Temps » de Jules Supervielle, « L’égalité des sexes » de Paul Eluard, « Congé au vent » de René Char, etc. Il y a, aussi, ce poème très court d’un poète italien du XXème siècle que j’aime beaucoup, Sandro Penna :


La mer est toute bleue.

La mer est toute calme.

Dans le cœur c’est presque un cri

de joie. Et tout est calme.


Eléa : combien as-tu écrit de poèmes ?


S. J. : Un peu plus de 500, je pense. Plus une quinzaine de textes en prose sur des auteurs (dont Sidoine Apollinaire, Arthur Rimbaud et Léopold Sédar Senghor) ou des artistes (comme par exemple le peintre Frédéric Benrath, que j’ai eu la chance de connaître grâce à sa dernière compagne, qui se trouve avoir été ma belle-mère).


Camille : est-ce que tu es déjà venu dans une classe ?


S. J. : Oui, plusieurs fois. Des classes allant de la 6e au Master 2 de Lettres Modernes. C’est la première fois que j’aurais dû rencontrer une classe de CP. Cela n’a malheureusement pas pu se faire, ce que je regrette beaucoup. Mais je vous remercie pour vos magnifiques dessins, qui sont très touchants et imaginatifs, ainsi que pour vos gentilles lettres. Bravo à vous pour votre créativité ! Merci aussi pour toutes vos questions, qui sont très pertinentes et auxquelles j’ai essayé de répondre du mieux que j’ai pu. Et félicitations à vous tous — Abel, Alessia, Axelle, Bianca, Camille, Clémence, Eléa, Hailey, Jules, Léane, Léna, Loan, Maé, Malone, Mattéo, Mila, Nathan, Romain, Samuel, Suzy, Téa et Titouan — pour votre belle ode à la nature écrite à partir de mon tout premier poème et qui m’a beaucoup touché !


Clémence : pourquoi tu viens dans la classe ?


S. J. : J’aurais voulu vous rencontrer pour écouter vos poèmes et vous parler de mon écriture comme de la poésie en général. J’aurais aussi aimé vous lire quelques-uns de mes poèmes de vive voix. C’est toujours une expérience agréable d’entendre un poète lire ses textes. Chaque page d’un recueil est comme un lit sur lequel dort un poème. Si vous lisez ce poème chez vous, en silence, vous contemplez son corps d’encre allongé sur son drap blanc de papier. C’est déjà très bien. Mais si vous entendez le poète vous lire cette page, c’est comme si, par le souffle de sa voix, il réveillait le poème, le faisait se lever et danser devant vous, mots bruissants et vous caressant alors le visage comme le feuillage d’un arbre qu’agite la brise.


Stéphane Juranics,

11 mars-16 avril 2020.


Source : site lasemainedelapoesie

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