à Angèle
ma troisième grand-mère hongroise

vieille dame au fort accent de Puszta1
petite femme menue aux épaules assez frêles
pour supporter le poids de l’Histoire
les orages du siècle
le temps semblant glisser sur elle
comme la pluie sur le verre de ses lunettes
aux reflets d’embellie
seules les larmes et la suée des jours
ridé ses mains
dans son regard se lisait l’épreuve d’exil vécu
la nostalgie muette d’un ailleurs au nom révolu
ultime témoin d’un monde
au souvenir emporté avec elle
je n’oublierai jamais son infinie tendresse
le vent soufflant sur son esprit de braise
ses doigts brodant la fumée de sa cigarette
sa cuisine aux saveurs millénaires
ni sa voix nomade habitée de foudre
voix émue me disant au téléphone
le jour de ses cent ans
« je suis vieille »
« je ne sais pas combien de temps cela va encore durer »
son départ quelques heures après
comme si elle avait attendu ce dernier appel
pour aller rejoindre l’invisible steppe l’âme en paix

1. Steppe de l’est de la Hongrie.

Stéphane Juranics